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Flâneries stambouliotes 20 juin 2014

Posted by Acturca in Art-Culture, Books / Livres, France, Istanbul, Turkey / Turquie.
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Le Monde (France) vendredi 20 juin 2014, p. LIV1
Monde des livres ~ Spécial Marathon des Mots, à Toulouse

Catherine Simon, Envoyée spéciale en Turquie

Rencontres, entre Corne d’Or et Bosphore, avec les écrivains turcs à l’honneur à Toulouse.

Ils ne tiennent pas en place. Pourquoi le faudrait-il? Tous vivent à Istanbul et ils y ont grandi. Certains, en pointillé. L’un a passé dix ans à Bruxelles, réfugié politique. L’autre se partage entre la France et la Turquie. Un troisième, né à Rhodes, assure que l’endroit où l’on habite importe peu,  » ce sont les gens qui comptent « . Un autre encore, dont la grand-mère venait  » de Thrace  » et lui apprit la cuisine juive séfarade, a consacré son premier livre à Jacques Brel. Quant à la cinquième, la seule à s’afficher comme une inconditionnelle d’Istanbul, elle aime à croire que les empreintes des époques byzantine, ottomane et républicaine sont là, il suffit de tendre l’oreille :  » les trois temps d’Istanbul « , réunis en une valse urbaine…

Ecrivains aux aguets, en perpétuel mouvement, Yigit Bener, Enis Batur, Hakan Günday, Mario Levi et Ayfer Tunç vont faire le voyage de Toulouse : ils figurent parmi les participants du 10e Marathon des mots, dont leur ville est l’invitée d’honneur.  » Le Monde des livres  » leur a rendu visite. Dans le lieu de leur choix. Le temps d’une promenade stambouliote – pour de bon ou sans bouger -, chacun tentant d’expliquer ce qui l’attache ou le ravit, dans cette  » ville reine, ville roi, ville déchue, schizoïde, palimpseste, ville des tumultes et des grands silences « , selon les mots d’Enis Batur dans sa splendide Encyclopédie privée (Actes Sud, 2011).

C’est dans l’Istanbul de L’Homme désœuvré, de Yusuf Atilgan (1921-1989),un roman détonant, à rebours des codes, publié en Turquie en 1959 (et qui vient d’être traduit chez Actes Sud), qu’Enis Batur a passé la plus grande partie de son enfance. Né en 1952, sur les plateaux d’Anatolie, il venait pour les vacances chez ses grands-parents, dans les faubourgs d’Istanbul, à Bebek, un village sur le Bosphore. Rendez-vous est pris un peu plus au sud, sur les quais d’Ortaköy. Loin du quartier historique (et touristique) de Sultanahmet, où Enis Batur, conseiller dans une maison d’édition, a l’un de ses bureaux.

La mosquée d’Ortaköy est en travaux –  » Elle date du XIXe siècle : l’église orthodoxe et la synagogue sont beaucoup plus anciennes « , relève notre hôte. Mais ce n’est pas de monuments, de son enfance ou de son père, ancien général et chef de l’armée de l’air, que l’auteur du Sarcophage des pleureuses (Fata Morgana, 2000) et de Route serpentine (Actes Sud, 2014), a envie de parler.

Poète, essayiste, écrivain prolifique, éditeur de renom, critique littéraire et intellectuel respecté, Enis Batur est un érudit d’exception, de la stature d’un Umberto Eco, d’un Alberto Manguel. Il n’est pas sûr, du reste, qu’il ait envie de parler. Son épouse, la peintre F. Tülin, est avec lui. On s’assoit devant le Bosphore.

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L’Istanbul des écrivains

Dans cette cité cosmopolite, à chaque auteur sa rive favorite, son quartier de prédilection, son café préféré.

S’il a choisi cet endroit, c’est parce que les rougets grillés y sont bons, que, le lundi midi, il n’y a jamais foule, et parce que c’est ici que  » le grand-père de – sa – grand-mère paternelle « , arrivé de Crète aux environs de 1850, a fondé les Etablissements des voies maritimes. Dans la Turquie de sa jeunesse,souligne Enis Batur,  » toutes les villes étaient cosmopolites « . Lui, qui a fait traduire en turc près de deux mille ouvrages et romans étrangers – de Joyce à Derrida, en passant par Musil et Barthes – se sent  » malade  » devant la montée des nationalismes. Agnostique revendiqué, il se considère  » comme un Européen « , c’est-à-dire un  » héritier des civilisations grecque et latine « . Son nouveau livre, La Mort de Geronimo (à paraître en septembre chez Galaade) est une  » lecture de toutes les images possibles de la mort de Ben Laden « .

Et Istanbul, dans tout ça? Mais il y est. En plein. Promenez-vous dans ses livres : enfant du cosmopolitisme stambouliote du XXe siècle, Enis Batur est le plus amoureux de cette mégapole,  » dont les artères ont poursuivi leur chemin à travers – son – corps « . Il lui a consacré un livre, publié il y a deux ans et quasiment intraduisible, vu l’énormité de la chose : une encyclopédie de quelque 2 000 pages… A l’image d’Istanbul. En un demi-siècle, la ville a explosé, passant, du début des années 1960 à aujourd’hui, de 1 million à 16 millions d’habitants.

Qui arrêtera ce flot? Dans Gratte-ciel, thriller caustique de Tahsin Yücel (Actes Sud, 2012), ils sont neuf chats qui réussissent à terrifier, par leur seule présence, l’affreux Temel Diker, alias le New-Yorkais, promoteur insatiable qui sème désastre et tours de vingt étages sur son passage. Formidables matous. Ils sont partout, dans les rues, les jardins, les livres. Les Stambouliotes les adorent, laissant pour eux des poignées de croquettes sur les trottoirs. De ces félins idolâtrés, le journaliste Gündüz Vassaf vient de faire les héros d’un livre, richement illustré :  » Les Chats d’Istanbul  » (non traduit) est un roman politique en vers, ironisant sur l’affairisme des bourgeois islamistes. Quant à la romancière Ayfer Tunç, qui reçoit dans son appartement, perché au-dessus du quartier de Besiktas, elle s’excuse d’emblée de l’incivilité de sa chatte, Sirma, partie se cacher. D’Istanbul, où elle est arrivée en 1976, à l’âge de 22 ans, l’auteure de Nuit d’absinthe (Galaade, 2013) aime tout : les chats, bien sûr, les manifestants de la place Taksim, et  » même les embouteillages « .

Le quartier où elle aurait voulu nous emmener – elle n’en a pas le temps, hélas -, s’appelle Kurtulus. Elle y a vécu dix ans.  » C’est l’un des coins d’Istanbul encore cosmopolite. On y trouve un cimetière chrétien et, un peu plus loin, un cimetière juif.  » Dans une nouvelle (non traduite) qu’elle a écrite, on croise quelques-uns de ses habitants, vieux Arméniens pour la plupart, ombres discrètes, d’une  » gentillesse exagérée, mais qui ne gâtait rien « , comme il sied aux  » minoritaires « .

Ayfer Tunç n’est  » pas fière  » d’être devenue stambouliote, mais  » heureuse « . A cause de  » la liberté  » que porte la ville, de sa diversité têtue, de  » l’espoir  » que les manifestations anti-Erdogan ont fait jaillir, enflammant le pays, d’Izmir à Ankara.  » Ce n’est pas une coïncidence, si – le mouvement de protestation du parc – Gezi est parti d’Istanbul. Mai 1968 n’aurait pas pu commencer à Bordeaux… « , s’amuse imprudemment le romancier Hakan Günday. L’auteur D’un extrême l’autre et de Ziyan (2013 et 2014, tous les deux chez Galaade) assure qu’il pourrait vivre  » aussi bien au pôle Nord qu’au pôle Sud « . Mais il -reconnaît, surpris, que c’est ici, à Istanbul, qu’il a écrit ses livres.

Hakan Günday a fixé notre rendez-vous à Kadiköy (rive asiatique),  » sous la statue du taureau  » – imposante sculpture en bronze, sur laquelle des kyrielles de bambins se font prendre en photo. Le jeune écrivain aime ce quartier, ses bistrots, ses ruelles, la mer de Marmara à deux pas. C’est à la -pâtisserie Baylan, fondée en 1923, non loin du débarcadère, que le gourmand Mario Levi achète ses kup griye (coupes grillées),  » une folie « , jure l’auteur d’Istanbul était un conte (Sabine Wespieser, 2011). Sorbet, miel, noix, crème fouettée et croquant : la recette n’a jamais varié. Le collège catholique Saint-Joseph, où chaque promotion d’élèves, depuis les années 1920 jusqu’à aujourd’hui, a été prise en photo (y compris Enis Batur ou le nouvelliste Orgun Tünkay) n’a pas changé d’un pouce, lui non plus. Une vieille librairie de bouquins d’occasion succède à une boutique de téléphones portables.

Hakan Günday et son épouse, photographe, n’habitent pas loin, à Bostançi.  » Istanbul change tout le temps, elle se soumet aux diktats des nouveaux arrivants, elle improvise – elle n’a pas de culture propre « , assure le romancier. Aucun de ses livres ne parle d’Istanbul. La seule ville dont il a fait le personnage principal d’un de ses récits, c’est Berlin –  » où je n’ai jamais mis les pieds « , précise-t-il. Mais quand on lui demande quels sont les gens qui comptent, dans sa vie d’écrivain, il ne cite que des Turcs – tous stambouliotes. Quant à son roman-fleuve, Ziyan, il a pour sujet l’histoire de la Turquie moderne, de Mustafa Kemal aux Kurdes du PKK, vue (ou rêvée) par un jeune soldat de 20 ans. Aucun lecteur ne s’en plaindra : cela se lit d’un trait, qu’on soit d’Istanbul, de Francfort ou de Toulouse.

Stambouliote et nomade, Yigit Bener l’est aussi. En exil, après le coup d’Etat de 1980, cet ancien militant d’extrême gauche a vécu à Bruxelles et Paris, avant de revenir en Turquie, en 1990. Lui aussi s’est réjoui du mouvement de Gezi, qui a  » mis en faillite les discours du pouvoir « . Les jeunes contestataires ont su  » utiliser l’humour, au lieu de la langue de bois « , jetant aux orties le vieux plomb du  » militarisme révolutionnaire « . Il pense à voix haute, tout en marchant, comme il le fait dans ses écrits. Son Istanbul à lui est l’une des îles des Princes, en mer de Marmara : Heybeliada, c’est  » la ville lente « , dit-il. Un refuge aux senteurs de pins, figure principale de  » Rose du matin « , l’une de ses nouvelles. Il ouvre la marche : une heure et demie de promenade, parmi les sentiers ombragés. Pas de véhicules à moteur, hormis deux fourgons de l’armée.

C’est sur cette  » île de l’enfance  » et de la mort – plusieurs de ses amis chers sont enterrés ici – qu’Yigit Bener passe la moitié de son temps, là qu’il écrit. Sa femme et lui disposent d’un autre point de chute, un appartement à Bostançi.  » J’ai toujours vécu dans deux langues, dans deux cultures. Etre dans un seul endroit, ça m’étouffe « , souligne l’auteur d’Autres cauchemars, un recueil de nouvelles (Actes Sud, 2010). Traducteur de Céline et de Koltès, interprète de haut niveau (au service, entre autres, du premier ministre Erdogan), Yigit Bener a plus d’une corde à son arc. Son dernier livre (non traduit), compilation d’articles du début des années 2000, s’intitule – coïncidence? –  » La Promenade parfaite « . Quant à son prochain roman, Le Revenant, à paraître chez Actes Sud, il raconte son retour d’exil.

Qui a dit que seuls les chats d’Istanbul avaient neuf vies? Les écrivains aussi, aux voix multiples, qui résonnent d’un bout à l’autre de la planète, loin des enclos – oriental ou occidental – où des esprits bornés voudraient les enfermer.

 

Le Marathon des mots pratique

La 10e édition du Marathon des mots se tient à Toulouse et ses alentours du 26 au 29 juin 2014. La Turquie est à l’honneur cette année. Marguerite Duras, Michel Houellebecq et Michel Foucault sont eux aussi au centre de plusieurs manifestations. Programme complet et tarifs sur
www.lemarathondesmots.com

Turquie
Mercredi 25, 20 h 30,
Colomiers, Pavillon blanc
Marie-Christine Barrault lit Neige, d’Orhan Pamuk (Gallimard), accompagnée à l’oud par Tarek Abdallah.

Samedi 28, 16 heures,
Toulouse, Cloître des Jacobins
Denis Podalydès, de la Comédie-Française, lit Istanbul. Souvenirs d’une ville, d’Orhan Pamuk (Gallimard).

Samedi 28, 17 heures,
Toulouse, Centre culturel Bellegarde
Conférence sur le thème  » Turquie, démocratie interdite « , avec Ece Temelkuran, Murathan Mungan et Asli Erdogan, animée par Olivier Poivre d’Arvor.

Dimanche 29, 12 heures,
Toulouse, Centre culturel des chamois
Banquet littéraire autour de l’écrivain turc Mario Lévi, animé par la compagnie Les Semeurs de mots.

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