Turquie : changement de régime ? 18 juillet 2014
Posted by Acturca in Turkey / Turquie.Tags: AKP, élection présidentielle, CHP, Ekmeleddin Ihsanoglu, HDP, MHP, Recep Tayyip Erdogan, Samim Akgönül, Selahattin Demirtaş
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Libération (France) vendredi 18 juillet 2014, p. 22
Par Samim Akgönül *
La Turquie s’apprête à voter les 10 et 24 août lors d’une élection inédite où le président de la République sera élu au suffrage universel, à travers un scrutin à deux tours, mais vidé de sa substance. La loi électorale prévoit minimum 20 signatures de députés de partis ayant un groupe parlementaire. Par conséquent, les candidats des mouvements politiques et civils hors de l’Assemblée sont écartés. Résultat : seuls trois candidats ont recueilli le nombre de signatures nécessaires. Ainsi, le fameux adage, «au premier tour, on choisit ; au second, on élimine», ne pourra être appliqué que très partiellement.
Il y a aussi le problème des prérogatives du président qui, bien qu’ayant plus de pouvoir qu’un président symbolique, n’est pas le chef de l’exécutif dans ce régime parlementaire. Les tentatives d’adoption d’une nouvelle Constitution, qui ouvrirait la voie à un régime présidentiel ayant échoué, le futur président aura une légitimité électorale mais sans responsabilité qui va avec. Une hybridation expérimentale dont les conséquences politiques sont encore floues.
Le premier candidat est connu depuis longtemps, même s’il ne s’est déclaré en grande pompe que le 1er juillet. Il s’agit de Tayyip Erdogan qui s’auto-qualifie de musulman démocrate, mais qui est, aux yeux d’opposants, de plus en plus musulman et de moins en moins démocrate. La moitié de l’électorat l’adule et lui pardonne tous ses écarts politiques et comportementaux. Son objectif est d’être élu dès le premier tour, si possible avec un score dépassant les 55% afin d’asseoir sa légitimité d’homme seul ayant la «volonté nationale» derrière lui. Il a clairement annoncé que lorsqu’il sera élu «président» il se comportera davantage comme chef de l’exécutif. Il y a fort à parier que l’objectif sera de changer la Constitution pour passer de jure à un régime présidentiel après les élections législatives de 2015.
En face, les deux partis d’opposition, le CHP (Parti républicain du peuple, kémaliste laïciste avec quelques socio-démocrates) et le MHP (Parti du mouvement nationaliste, champion de la synthèse turco-islamique) ont présenté un candidat unique, s’appuyant sur une stratégie de «tout sauf Erdogan». Il s’agit d’Ekmeleddin Ihsanoglu, un musulman conservateur, universitaire et surtout ancien secrétaire général de l’Organisation de la coopération islamique de 2004 à 2013. Sa candidature, décidée par les instances dirigeantes des deux partis, sans consultation de la base, déconcerte plus d’un au sein du CHP où la fraction kémaliste et laïciste menace désormais de scission. Il était presque inconnu du grand public jusqu’aux dernières semaines et n’a jamais mené une campagne électorale.
Pendant les premiers jours de la campagne, il opte pour un profil calme et silencieux, sachant qu’il devra agréger des voix opposées. En un mois, il devra convaincre les laïcistes du CHP qu’il n’est pas si religieux que cela, les alévis, fidèles du CHP, qu’il n’est pas si sunnite que cela, les Kurdes qu’il n’est pas si opposé à une autonomie du Kurdistan que cela et les conservateurs, réservoir de voix de l’AKP, qu’il n’est pas si laïciste que cela. En somme, il lui reste à prouver plus de chose sur ce qu’il n’est pas que sur ce qu’il est.
Mais il y a un troisième choix qui se présente en la personne de Selahattin Demirtas, jeune politicien (41 ans) issu du mouvement politique kurde et actuel coprésident d’une plateforme, HDP (Parti de la démocratie des peuples), agrégation du parti kurde autonomiste, de la gauche libérale, d’une partie de la gauche socialiste, et surtout des petites structures de la société civile, tous présents dans le mouvement Gezi de juin 2013. Avec cette candidature, le mouvement kurde réitère sa tentative des élections locales du 30 mars où il s’était allié à d’autres composantes démocrates pour sortir de son image de mouvement ethnique. L’enjeu est de taille : si sa candidature dépasse les 10% des voix, le mouvement kurde continuera certainement son chemin avec d’autres démocrates qui aspirent à la paix, car ce 10% est le barrage pour accéder au Parlement lors des élections législatives de 2015. Pour ceci, Demirtas devra convaincre à la fois les Turcs qu’il n’est pas un homme de paille entre les mains d’Abdullah Öcalan, leader des Kurdes autonomistes, emprisonné depuis 1999, diabolisé chez les Turcs, et la moitié des Kurdes musulmans qui votent en masse pour l’AKP. Si, au contraire, la candidature de Demirtas avoisine les 6% habituels, il y a le risque de voir les Kurdes faire cavalier seul et se concentrer sur le Kurdistan, à un moment où en Irak et en Syrie, les Kurdes marchent vers un Etat indépendant, profitant de la conjoncture troublée.
A ce paysage complexe, il faut ajouter la guerre fratricide entre l’AKP et le mouvement güleniste mais aussi les accusations de plus en plus avérées de corruption des membres du gouvernement, dissimulées pour l’instant par une mainmise sur la presse. A partir du 24 août, une nouvelle Turquie se présentera à ses voisins et à ses partenaires européens, qui devront prendre acte.
* Université de Strasbourg.
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