Mainmise kurde sur l’or noir 23 juillet 2014
Posted by Acturca in Middle East / Moyen Orient, Turkey / Turquie.Tags: Irak, Kirkouk, pétrole
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L’Express (France) no. 3290, mercredi 23 juillet 2014, p. 56
Reportage/Moyen-Orient ~ Irak
Charles Haquet
Au nez et à la barbe de Bagdad, les autorités d’Erbil, dans le nord du territoire, détournent une part croissante des revenus du pétrole. Sur le plan économique, le démembrement du pays a déjà commencé.
C’est un cargo de 275 mètres de longueur. Le 22 mai, à 19h53, ce pétrolier à la coque rouge et noire a quitté le port turc de Ceyhan. Dans ses soutes, 159000 tonnes de pétrole brut. Durant plusieurs semaines, l’United Leadership – c’est son nom – a sillonné la Méditerranée à la recherche de clients. Il a d’abord mouillé au large des côtes marocaines, espérant écouler sa cargaison dans la raffinerie de Mohammédia. Puis il a mis le cap sur la Grèce, où des traders allemands et italiens ont tenté de l’acheter… avant de se raviser lorsque le gouvernement irakien les a menacés de représailles. Car ce pétrole, qui provient de gisements kurdes, dans le nord-est du pays (voir la carte), est sorti illégalement du territoire. C’est l’avis de Bagdad, en tout cas : qu’il soit extrait à Kirkouk, à Majnoun (dans le Sud) ou dans les sous-sols du Kurdistan, l’or noir irakien ne peut être commercialisé que par la seule compagnie publique State Oil- Marketing Organization (Somo). Collectées par l’Etat fédéral, les recettes sont ensuite redistribuées dans les différentes provinces. Région autonome, le Kurdistan reçoit, par exemple, 17 % de la manne pétrolière.
L’attaque de l’Etat islamique (Daech, selon son acronyme arabe) et sa spectaculaire progression vers Bagdad ont aujourd’hui changé la donne. Les rebelles djihadistes sont aux portes de Bagdad. Isolés du reste de l’Irak, les Kurdes ont disposé leurs troupes le long des 1500kilomètres de frontière qu’ils partagent, désormais, avec ce belliqueux voisin. Et donnent libre cours à leurs rêves d’indépendance…
Ils en ont les moyens. Selon les estimations des géologues, plus de 5 milliards de barils de brut dormiraient dans les gisements de Khor Mor, Chamchamal, Miran, Taq Taq et Tawke. Quel meilleur symbole, pour montrer leur affranchissement, que de vendre le pétrole en direct? « C’est d’autant plus facile pour les Kurdes qu’ils ont inauguré, à la fin de 2013, un nouvel oléoduc qui part vers la Turquie, souligne Pierre Terzian, directeur de la revue Pétrostratégies. Depuis le mois de mars, ils exportent des volumes croissants de pétrole vers le port turc de Ceyhan. »
Pour justifier leur « désobéissance » vis-à-vis de Bagdad, les Kurdes avancent un argument choc : depuis plusieurs mois, ils ne peuvent plus évacuer leur pétrole par le pipeline historique. Celui-ci est en effet coupé, en raison de sabotages à répétition. Il ne resterait, selon eux, qu’un seul moyen pour transporter le pétrole par le Nord : utiliser « leur » oléoduc, qui traverse le gisement de Tawke avant de passer en Turquie. « Pas question! » s’insurge Bagdad. Mais le Premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, a-t-il encore suffisamment d’autorité pour imposer ses conditions? Pour le savoir, les Kurdes ont fait un test : ils ont affrété ce fameux pétrolier et guetté la réaction de Bagdad…
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Ce sont finalement les Israéliens qui ont accueilli l’United Leadership. Une belle opération financière, puisque les Kurdes leur ont concédé une grosse ristourne : 93 dollars le baril, alors que le pétrole cotait 105 dollars sur les marchés internationaux. Réaction des autorités irakiennes? Un simple recours, déposé à la Chambre de commerce internationale, selon un proche du dossier. « L’affaire sera jugée dans trois ou quatre ans, rigole-t-il. A moins qu’elle ne soit enterrée avant! » Enhardis par leur audace, les Kurdes ont affrété un deuxième pétrolier, l’United Emblem, le 9 juin. Et, encore plus récemment, un troisième!
Eviter que les puits ne tombent aux mains des djihadistes
Ce n’est pas la première fois que les Kurdes défient le pouvoir central irakien. Pendant des années, des norias de camions ont transporté du pétrole en contrebande vers la Turquie. Personne n’était dupe : Ankara a même publié un décret officiel stipulant le montant des droits de douane appliqués aux trafiquants! Les autorités irakiennes n’ignoraient rien de ces agissements, mais elles fermaient les yeux, car les quantités de pétrole détournées étaient insignifiantes. Aujourd’hui, c’est une autre histoire. D’autant que les Kurdes ont franchi un pas supplémentaire dans la provocation en déployant leurs farouches combattants peshmergas sur les gisements de Kirkouk.
En principe, leur présence vise simplement à « protéger » les puits afin d’éviter qu’ils ne tombent aux mains des djihadistes. Mais l’argument est spécieux. Car ce gisement, déjà ancien, n’a guère de valeur pour les Kurdes. « Ils savent parfaitement qu’il est sur le déclin, indique un fin connaisseur du sujet, qui a longtemps travaillé dans ce pays pour le compte d’une « major ».Durant des années, le pétrole extrait sur place contenait des produits « lourds ». Ignorant comment les valoriser, les Irakiens les réinjectaient systématiquement dans le puits. Résultat, ils l’ont « pollué ».Aujourd’hui, personne ne sait dans quel état sont les réservoirs. Pour s’en rendre compte, il faudrait faire des forages très coûteux. »
En réalité, l’annexion de Kirkouk, confirmée le 11 juillet, s’explique davantage par des ambitions politiques que par des considérations économiques : elle permet aux Kurdes d’occuper une zone qu’ils ont toujours revendiquée. « Les Kurdes irakiens ont une chance historique, rappelle Aziz Mameli, ancien représentant en France du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran. Ils occupent aujourd’hui 98 % du territoire qu’ils revendiquent depuis plus d’un siècle. Et ils n’en rendront pas un pouce! » Ils se sentent, du reste, en position de force : le président du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, a annoncé, le 3 juillet, la tenue prochaine d’un référendum sur l’indépendance…
Que peut faire Bagdad? Pour l’instant, rien. Le gouvernement central préfère voir Kirkouk entre les mains de ses remuants partenaires kurdes qu’entre celles des djihadistes de Daech.
Les rebelles ont déjà pris possession du gisement d’Al-Omar, dans l’est de la Syrie, et de quelques champs en Irak, près de Mossoul. L’exploitation de Kirkouk leur donnerait de nouveaux moyens financiers. Car le pétrole, pour eux, est le nerf de la guerre. « Partout où ils le peuvent, ils vendent du pétrole, analyse un expert. Ils percent même les « pipes » afin de récupérer le brut et de le revendre à l’Iran! »
Et puis les autorités irakiennes ont bien d’autres urgences à régler que le sort de Kirkouk. Récemment, les djihadistes ont attaqué la raffinerie de Baïji – la plus importante du pays. Construit dans les années 1980, ce site a déjà un lourd passé. Bombardé par les chasseurs de Téhéran lors de la guerre Iran-Irak, il a ensuite été gravement endommagé, en 1991, pendant l’intervention américaine contre le régime de Saddam Hussein. Ces jours-ci, rebelles et troupes régulières irakiennes s’y battent pour s’emparer des stocks d’essence. Et pour cause. « Si l’installation était détruite ou tombait aux mains des rebelles, le gouvernement irakien perdrait un atout de taille, explique notre expert, car Bagdad ne disposerait plus que de deux raffineries : Dora, un petit site proche de la capitale, et Bassora, dans le Sud. Insuffisant pour subvenir aux besoins de l’armée et de la population. » Or le pays manque déjà d’essence, malgré ses exportations quotidiennes de 2 à 3 millions de barils de brut : chaque jour, quelque 100 000 barils sont importés via le port de Khor al-Zubair, dans le Sud. La perte du site de Baïji obligerait Bagdad à importer d’énormes quantités d’essence et de diesel. Une opération qui nécessite des moyens financiers importants et de grosses infrastructures. Or le gouvernement irakien ne possède ni les uns ni les autres.
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