La Turquie rechigne à s’engager dans la coalition contre l’Etat islamique 20 septembre 2014
Posted by Acturca in Middle East / Moyen Orient, Turkey / Turquie, USA / Etats-Unis.Tags: État islamique en Irak et au Levant (EIIL), Irak, Syrie
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Le Monde (France) samedi 20 septembre 2014, p. 4
Marie Jégo, Istanbul Correspondante
L’alliance entre les Etats occidentaux et les organisations kurdes inquiète Ankara. Tout en étant le pays de l’OTAN le plus directement menacé par l’avancée de l’Etat islamique (EI), la Turquie rechigne à soutenir activement la coalition internationale destinée à en venir à bout. Pas question pour Ankara de participer aux opérations militaires contre les radicaux sunnites que les Etats-Unis entendent poursuivre en Irak et en Syrie, encore moins d’autoriser Washington à utiliser la base aérienne d’Incirlik, au sud de la Turquie.
Pourtant, non content d’avoir considérablement réduit le commerce avec l’Irak (le second marché à l’exportation turc après l’Allemagne), le groupe djihadiste représente dans son expansion une sérieuse menace pour la sécurité turque. Profitant de la tolérance manifestée par Ankara envers la rébellion syrienne, les militants de l’EI ont développé leurs propres réseaux et centres de recrutement à l’intérieur de la Turquie.
Officiellement, la Turquie ne veut pas compromettre la vie de ses 49 ressortissants otages des djihadistes depuis juin à Mossoul, dans le nord de l’Irak. Par ailleurs, « s’engager contre l’EI reviendrait, de fait, à s’aligner complètement sur la politique américaine. En 2003, déjà, la Turquie avait refusé, comme la France, de suivre les Etats-Unis dans leur folle invasion de l’Irak. Ce souvenir est assez présent dans les esprits » , explique Bayram Balci, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales-Sciences Po.
« L’EI a beau être terroriste et barbare, il est une force sunnite, et son émergence est, dans une certaine mesure, une réaction face à la prédominance chiite au sein du pouvoir en Irak, laquelle a été facilitée par les forces américaines après 2003. La Turquie craint que la coalition en cours d’édification contre l’EI ne finisse, une fois l’EI éliminé, par marginaliser davantage les sunnites » , ajoute le chercheur.
« Les 49 otages ne suffisent pas à expliquer cette frilosité, estime Ahmet Insel, économiste et enseignant à l’université Galatasaray, à Istanbul. Il y a aussi la peur de voir les sunnites turcs accuser l’AKP [le parti islamo-conservateur au pouvoir en Turquie depuis 2003] de faire partie d’une coalition de « croisés ». Les musulmans turcs sont très embêtés face à l’Etat islamique. L’immense majorité n’approuve pas leur barbarie. Mais ils ne savent pas comment les maudire sans que l’islam soit entaché. C’est un peu la position des communistes européens face aux crimes de Staline. »
La coopération accrue entre les Etats occidentaux et les Kurdes est une autre explication de la réticence turque. « La coalition contre l’EI est en train de renforcer toutes les organisations kurdes au Moyen-Orient, les Kurdes de Syrie, d’Irak, mais aussi le PKK de Turquie avec qui Ankara mène des pourparlers. A ce titre, le pouvoir turc ne voudrait pas que le PKK devienne trop puissant à l’échelle régionale, une situation qui obligerait à faire plus de concessions » , rappelle Bayram Balci.
Pour les officiels turcs, le problème, c’est le président syrien Bachar Al-Assad, plus que l’EI. Le 16 septembre, Numan Kurtulmus, premier vice-premier ministre, a expliqué à la télévision qu’éradiquer le groupe djihadiste était vain « tant que les conditions qui ont favorisé son émergence, soit la menace de division de l’Irak et la guerre en Syrie, ne sont pas résolues » . Le ministre des affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, a fait valoir le même argument lors de la conférence organisée le 15 septembre à Paris.
« L’EI est perçu comme un symptôme de ce qui va mal en Syrie et dans la région, assure Sinan Ulgen, ancien diplomate, aujourd’hui directeur du think tank EDAM. Les 49 otages turcs ne suffisent pas à expliquer la faible adhésion envers la coalition, il y a aussi le manque de stratégie à long terme du côté de Washington. Se focaliser sur l’EI ne suffit pas, il faut trouver des solutions pour l’avenir de la Syrie et de l’Irak. Une intervention, à supposer qu’elle soit victorieuse, ne réglera pas le problème. D’autres mouvements djihadistes pourront toujours resurgir, le terrain s’y prête. »
Dès le début du conflit syrien, les dirigeants turcs n’ont eu de cesse de répéter que, faute d’un soutien suffisant de la part des Occidentaux, l’opposition à Bachar Al-Assad allait se radicaliser. Favorable au renversement du régime en place à Damas, membre éminent du groupe des « Amis de la Syrie » , la Turquie a été lâchée en août 2013 par ses alliés britannique et américain, qui ont négocié la restitution de l’arsenal chimique syrien, renonçant à leur projet de frappes.
Un an plus tard, la Turquie doit gérer la présence de 1,4 million de réfugiés (dont 400 000 dans les camps proches de la frontière), son territoire servant de base arrière aux djihadistes, tandis que la contrebande de pétrole syrien et irakien bat son plein.
« La Turquie ne s’est pas rendu compte des risques qu’elle prenait en adoptant une politique peu discriminatoire envers les différentes composantes de l’opposition syrienne, forte du principe : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », note Sinan Ulgen. Mais depuis avril, les choses ont changé. La sécurité des frontières a été renforcée, la liste des ressortissants étrangers interdits de séjour est passée de 2 000 à 6 000, il y a davantage de coopération des services, la vigilance est plus grande envers la contrebande de pétrole. »
Pour Kadri Gursel, éditorialiste au quotidien Milliyet (« La Nation »), la situation actuelle est le fruit de la politique étrangère erronée de l’AKP : « L’idée était de faire de la Turquie un pays leader grâce au dynamisme créé par les « printemps arabes ». Tout le bassin de la Méditerranée orientale, la Tunisie, l’Egypte, la Syrie, la Turquie, aurait été géré par des régimes sous influence des Frères musulmans. Cette stratégie a tourné au cauchemar. »
Rappelant le « tropisme évident du gouvernement pour les Frères musulmans » , l’économiste Ahmet Insel décrit une suite de mauvais calculs. « Au départ, l’idée était de les aider en Syrie pour que Bachar Al-Assad tombe rapidement. Ensuite, nos dirigeants ont commencé à faire feu de tout bois et ils n’ont pas pu contrôler. Les associations humanitaires musulmanes proches de l’AKP portent une responsabilité encore plus grande. Avec l’autorisation du gouvernement, elles sont allées au-delà de l’aide humanitaire par solidarité sunnite. »
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