Pourquoi la Turquie est ambiguë face à l’EI 10 octobre 2014
Posted by Acturca in Middle East / Moyen Orient, Turkey / Turquie.Tags: État islamique en Irak et au Levant (EIIL), Bayram Balci, PKK, Syrie
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Libération (France) vendredi 10 octobre 2014, p. 22
Bayram Balci *
Taxée de double jeu vis-à-vis de l’organisation «Etat islamique» (EI) dont elle aurait indirectement contribué à la montée en puissance en soutenant l’opposition syrienne contre Bachar al-Assad et contre l’émergence d’un puissant facteur kurde en Syrie, la Turquie a enfin clarifié sa position en déclarant, officiellement, qu’elle rejoignait la coalition internationale. Le Parlement vient d’approuver la motion autorisant l’intervention des militaires turcs en Irak et en Syrie, et le déploiement de forces armées étrangères sur son territoire. Or, cette motion est ambiguë car elle vise les terrorismes sans spécifier l’EI et la réticence d’Ankara à s’impliquer concrètement témoigne du fossé qui demeure entre sa vision et celle des Occidentaux quant aux objectifs de l’intervention. Les intérêts géostratégiques et sécuritaires turcs dans la région dictent un non-alignement sur la position de ses alliés occidentaux et arabes.
En effet, l’EI menace lourdement la sécurité de la Turquie. Outre les prises d’otages, dont celle à la fin heureuse de 46 citoyens turcs aux mains de l’EI depuis fin juin, l’EI encercle, en territoire syrien, l’enclave turque du mausolée de Suleyman Shah, grand-père d’Osman Bey, fondateur de l’Empire ottoman. Plus qu’une considération extraterritoriale, c’est la charge symbolique de la grandeur ottomane passée qui est mise à mal. L’enclave, cédée à la Turquie kémaliste par la France mandataire en 1921, est gardée par une quarantaine de soldats turcs, mais l’étau de l’EI se resserre sur eux au fur et à mesure qu’Ankara se rapproche de la coalition internationale. A ce risque s’ajoute celui d’attentats qui pourraient être perpétrés par l’EI sur le territoire turc. Longue d’environ 1 200 kilomètres, la frontière de la Turquie avec la Syrie et l’Irak est poreuse, en partie parce qu’Ankara fut un temps partisan du laisser-faire vis-à-vis des jihadistes et autres contre le régime de Bachar al-Assad. En cas de participation active turque aux forces de frappe de la coalition internationale, l’EI n’aurait aucune difficulté à riposter en Turquie.
Aussi, la coalition internationale, bien que soutenue par des pays musulmans comme le Qatar et l’Arabie Saoudite, n’en demeure pas moins patronnée par les Etats-Unis et suscite la plus grande méfiance et nourrit l’antiaméricanisme de l’opinion publique, autant que des élites dirigeantes. Les interventions américaines en Irak en 1991 et 2003 ont grandement contribué à la régionalisation de la question kurde, aux dépens de la Turquie. L’aversion turque tend à considérer toute forme d’intervention américaine comme une ingérence, surtout dans un contexte où les relations bilatérales sont loin d’être au beau fixe. En effet, l’administration Obama s’est montrée critique envers la politique extérieure turque, mais aussi envers la dérive autoritaire d’Erdogan. Et pour enfoncer le clou, c’est depuis son exil américain que le très influent imam mystique, Fethullah Gülen, a fait vaciller en décembre le pouvoir de l’indéboulonnable Premier ministre-président Erdogan, en noyautant la police et la justice et en déclenchant une crise gouvernementale sans précédent dans l’histoire de la république moderne kémaliste.
Toutefois, aussi légitimes et réelles soient-elles, ces inquiétudes et précautions sécuritaires et la méfiance paradoxale envers l’allié américain ne sont rien par rapport à la menace kurde qui pèse sur l’intégrité de la Turquie. Elle dicte toute sa politique, notamment extérieure, à commencer par la Syrie, où elle est enlisée dans le soutien à l’opposition à Bachar al-Assad. Ce dernier, par représailles, a frappé là où ça fait mal, en accordant, implicitement, une large autonomie à la région à majorité kurde dans le nord syrien, le Rojava, placée sous le contrôle du Parti de l’union démocratique (PYD), qui n’est que le prolongement du PKK, que la Turquie combat depuis quarante ans. L’émergence de ce fort facteur kurde en Syrie a accéléré les négociations entre PKK et Ankara, mais son enlisement, en Syrie, affaiblit chaque jour un peu plus la position turque et à la faveur de leur «printemps», les Kurdes de Turquie font monter les enchères. Ainsi, le danger imminent pour Ankara émane moins de l’EI que du PKK et du PYD en Syrie, et du maintien au pouvoir de Bachar al-Assad qu’Ankara juge responsables de sa mise en difficulté au Moyen-Orient.
La montée en puissance des Kurdes syriens mais aussi et surtout l’inaction occidentale en Syrie, malgré l’usage d’armes chimiques et le massacre de plus de deux cent mille civils nourrissent l’amertume d’Erdogan qui n’a de cesse, depuis plus de deux ans, de demander une intervention internationale en Syrie. Par ses tergiversations, il dénonce cette logique de deux poids, deux mesures dans laquelle les Occidentaux, hier spectateurs immobiles de ces atrocités mobilisent une force internationale pour défendre quelques minorités chrétiennes et venger les victimes des décapitations, alors même que les auteurs de ces barbaries sont le produit indirect de l’inaction internationale contre Bachar. Quant aux Kurdes de Syrie qui s’illustrent par leur combat héroïque contre ces barbares de l’EI, Erdogan ne manque pas de rappeler leur ambiguïté, quand en mars 2011 le PYD a empêché les démocrates kurdes syriens de rallier l’opposition au régime de Damas. Au final, Erdogan reste fidèle à la ligne qu’il s’est fixée depuis le début du conflit syrien : tant que la chute du régime de Bachar al-Assad ne figurera pas dans les objectifs de la coalition internationale, on ne pourra attendre une participation active turque contre le terrorisme de l’EI qui n’est pas une fin en soi pour les Turcs.
* Chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri)
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