Le pion gazier suisse avance 17 décembre 2014
Posted by Acturca in Energy / Energie, EU / UE, Russia / Russie, South East Europe / Europe du Sud-Est, Turkey / Turquie.Tags: Bulgarie, gazoduc, Nabucco, South Stream, Suisse, TANAP, TAP, Trans Adriatic Pipeline
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Tribune de Genève (Suisse) mercredi 17 décembre 2014, p. 9
Thomas Thöni, Zurich
Le gazoduc soutenu par la Suisse reste le dernier en lice à joindre l’Europe par le sud. En visite à Ankara début décembre pour approfondir des liens toujours plus étroits avec la Turquie, le président russe Vladimir Poutine a indiqué qu’il ne pouvait pas, « en l’état » , poursuivre la construction de South Stream. Ce gazoduc russo-italien devait relier la Russie à la Bulgarie en traversant la mer Noire et en contournant l’Ukraine, pour se diriger ensuite vers l’Europe occidentale et lui livrer 63 milliards de mètres cubes de gaz par an, soit 20% de ses besoins. Lancé en 2012, il était devisé à 16 milliards d’euros (19,2 milliards de francs). Les travaux avaient déjà commencé.
Deux semaines après sa déclaration, rien ne semble indiquer que le président russe va revenir sur sa décision. Elle avait été perçue au début comme un nouveau coup de bluff dans la guerre d’influence à laquelle se livrent la Russie et l’Europe – avec pour alliés les Etats-Unis – sur la frontière orientale du Vieux-Continent.
Ce revirement assure au projet « suisse » Trans Adriatic Pipeline (TAP)/Corridor sud (Southern Gas Corridor) un soutien encore plus important que celui qu’il a déjà reçu, et de grandes chances d’être réalisé à temps. Annoncé déjà en 2003, mais véritablement lancé en 2008 par le groupe helvétique d’électricité EGL (renommé entre-temps Axpo Trading, qui détient toujours 5% du capital de TAP), et par l’entreprise d’hydrocarbures norvégienne Statoil, il doit livrer, d’ici à 2020, de 10 à 20 milliards de mètres cubes de gaz provenant du gisement de Shah Deniz, en Azerbaïdjan. Le gazoduc traversera la Géorgie, la Turquie, la Grèce et l’Albanie pour arriver en Italie du Sud en passant sous la mer Adriatique. Son coût total est estimé à 45 milliards de dollars (43,5 milliards de francs). A part North Stream, qui passe directement de Russie en Allemagne à travers la mer Baltique, TAP/Corridor sud est le dernier projet de gazoduc permettant de contourner l’Ukraine par le sud.
« Nabucco » aussi enterré
Suivant pratiquement la même route que ce corridor sud, le projet « Nabucco » a, lui, été abandonné en été 2011. A l’origine, il était prévu que ce pipeline transporte du gaz d’Iran, voire d’Egypte. Mais, en décidant d’alimenter plutôt le TAP/Corridor sud, les promoteurs du gisement de Shah Deniz ont signé l’arrêt de mort de « Nabucco » , qui a aussi souffert de difficultés de financement, son exploitation ayant été jugée peu ou pas rentable. South Stream – le projet stoppé par Vladimir Poutine -, ce corridor sud et « Nabucco » devaient tous trois préserver le Vieux-Continent des conséquences négatives de nouveaux blocages de livraison de gaz russe à l’Ukraine, comme en 2006 et en 2009.
L’Union européenne achète chaque année 300 milliards de mètres cubes de gaz, dont 125 milliards (42%) à travers la société Gazprom, sous contrôle de l’Etat russe. Or la moitié de ce gaz russe livré à l’Europe transite par l’Ukraine. A cet égard, la Suisse est bien moins dépendante, le gaz russe ne représentant que le quart de sa consommation.
Fort engagement européen
Suite à la déclaration du président russe, la Commission européenne a souligné l’importance du projet « suisse » . Maros Sefcovic, vice-président de la Commission chargée de l’énergie, a indiqué il y a une semaine « envisager de mettre sur pied un comité de pilotage, à la demande de Bakou (Azerbaïdjan) et d’Ankara, pour identifier et résoudre » les éventuels problèmes qui se poseraient pour la construction du corridor sud » . Ce gazoduc « fait partie des projets clés permettant à l’Europe non seulement de diversifier ses routes, mais aussi ses sources d’approvisionnement » , a renchéri Claudio De Vincenti, secrétaire d’Etat italien à l’Energie, dont le pays assure la présidence tournante de l’Union européenne.
Ce soutien de l’Europe à TAP/Corridor sud s’explique aussi par l’entrée de l’électricien allemand EON dans son capital, en 2010. A partir de ce moment, le projet est devenu également européen et pas seulement porté par des Suisses et des Norvégiens.
Profiter de la neutralité suisse
Au départ en tout cas, la teinte tout helvétique du projet lui avait permis d’échapper aux luttes d’influence sur les gazoducs auxquelles se sont livrées les grandes puissances régionales. « Le TAP est une entreprise basée en Suisse (à Zoug), un pays qui jouit toujours d’une excellente réputation internationale » , rappelle Michael Hoffmann, directeur des affaires extérieures de cette partie du tronçon européen du projet Corridor sud, qui s’appelle TANAP en Turquie, et le gazoduc du Sud-Caucase en Géorgie et en Azerbaïdjan.
Le projet TAP/Corridor sud s’est également distingué des autres liaisons gazières en raison de sa « focalisation initiale sur sa faisabilité technique, puis sur la commercialisation, et finalement en cherchant à gagner les soutiens politiques et réglementaires en obtenant les accords et les permis nécessaires » , ajoute Michael Hoffmann.
South Stream ne résolvait rien
Les deux autres gazoducs « méridionaux » abandonnés avaient adopté la manière de faire opposée. Sans compter que South Stream connaissait également une faiblesse intrinsèque qui a eu raison de lui. Sa tare principale? Il n’aurait pas permis de réduire la dépendance européenne au gaz russe, offrant simplement un acheminement contournant l’Ukraine. Cela aurait en outre fait perdre à ce pays, soutenu par les Européens, des droits de transit représentant une source de financement importante.
La Russie n’a pourtant pas renoncé à cet affaiblissement de l’Ukraine par le biais du gaz. Et si le projet South Stream est rangé dans un placard, la Russie veut maintenant faire de la Turquie – pourtant un membre- clé de l’OTAN – « un grand pays de transit de gaz de plus de 50 milliards de m3 par an » , a ainsi annoncé Alexeï Miller, directeur de Gazprom. Une stratégie qui permettrait de réduire « à zéro » le rôle de l’Ukraine dans ses livraisons de gaz, a ajouté le directeur de Gazprom.
L’UE contre South Stream
C’était pourtant bien pour soutenir l’Ukraine que l’Union européenne avait tout à coup jugé, en décembre 2013, que les contrats signés entre Gazprom et plusieurs pays européens – la Bulgarie, la Serbie, la Slovénie ou l’Autriche – sur la construction du tuyau South Stream étaient incompatibles avec le droit européen. L’argument? Le gazoduc soutenu par Moscou ne garantissait pas l’accès à d’autres fournisseurs que Gazprom.
Point d’entrée de la ligne South Stream en Europe, la Bulgarie s’était retrouvée entre le marteau et l’enclume. Sujet à d’importantes tensions entre prorusses et proeuropéens, le pays avait un temps des velléités de poursuivre la construction du projet au mépris des directives européennes. Sofia s’est finalement alignée cet été, après que Bruxelles a commencé à couper le robinet de certains financements et en raison des pressions des Etats-Unis.
Rebondissements à venir
Si le projet d’approvisionnement gazier soutenu par Berne bénéficie des déboires de ses principaux concurrents, le chemin du succès est encore semé d’embûches. Gazprom tente ainsi de créer une société, Gazprom Rousskaïa, sur la base de la station de compression où débouche un nouveau tuyau tendu sous la mer Noire entre la Russie et la Turquie. L’idée? Gazprom veut laisser les Européens venir y chercher le gaz. A leurs charges. Sans s’immiscer dans ces problèmes de tuyauterie. Un rapprochement gazier entre Moscou et Ankara, qui ne devrait cependant pas représenter un danger pour le projet TAP/Corridor sud, estime une personne proche du projet.
Selon cette source, « la Turquie aurait trop à perdre et se retrouverait encore plus isolée qu’elle ne l’est actuellement si elle mettait les bâtons dans les roues de la partie du projet TAP/Corridor sud passant sur son territoire » . Une allusion aux participations détenues dans les projets par les groupes d’hydrocarbures turcs BOTAS (15% du capital) et sa maison mère, TPAO (5%).
La révolution énergétique américaine pourrait cependant venir bouleverser les cartes du grand jeu gazier. Et remettre en cause, une nouvelle fois, les rêves de tuyaux. Car Washington a répété ces derniers mois sa volonté de mettre à disposition du Vieux-Continent d’importantes quantités de gaz naturel traversant l’Atlantique à l’état liquide sur des méthaniers.
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