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Les islamistes jouent leur crédibilité sur l’enjeu économique 13 décembre 2011

Posted by Acturca in Economy / Economie, Middle East / Moyen Orient, Turkey / Turquie.
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Le Monde (France) Le Monde Economie, mardi 13 décembre 2011, p. MDE1
Dossier: les islamistes jouent leur crédibilité sur l’enjeu économique

Benjamin Barthe, Florence Beaugé et Anne Rodier

Depuis le « printemps arabe », les attentes des populations sont très fortes. Les nouveaux partis en place s’efforcent de rassurer les investisseurs. Comment passer de la théologie à la réalité sociale ?

En Egypte, en Tunisie, au Maroc, les islamistes s’installent au pouvoir. Sont-ils porteurs de changements économiques ? A quoi peuvent s’attendre les investisseurs, nationaux et étrangers ? Le rôle et les marges de manoeuvre des islamistes diffèrent d’un pays à l’autre. En Tunisie, c’est une révolution qui a porté au pouvoir le parti Ennahda (« Renaissance »), une formation islamiste qui devra gouverner avec deux autres partis non islamistes (le Congrès pour la République et Ettakatol).

Au Maroc, Abdelillah Benkirane, secrétaire général du Parti de la justice et du développement (PJD), a été chargé par le roi de former le gouvernement. Là encore, il s’agira d’une coalition.

L’Egypte enfin, neuf mois après l’éviction du président Moubarak, est peut-être en train de vivre sa deuxième révolution. La première des trois phases des législatives, étalées jusqu’à la mi-janvier, vient d’accorder une large victoire au mouvement des Frères musulmans – représenté par le Parti de la liberté et de la justice (PLJ) – ainsi qu’aux salafistes, tenants d’un islam ultra-rigoriste, conduits par le parti Al-Nour, devenu la deuxième force politique du pays.

Economiquement tournés vers l’Europe, ces trois pays ont en commun le poids du tourisme (autour de 16 % du produit intérieur brut, PIB), mais surtout une très forte demande sociale, à l’origine des soulèvements de 2011.

L’enjeu des nouveaux pouvoirs en place sera donc de redresser l’économie pour répondre aux attentes démesurées de populations impatientes de toucher les dividendes du « printemps arabe » et de rattraper le temps perdu.

Or, les islamistes présentent des projets assez flous, hormis dans leur volonté commune de rassurer les investisseurs étrangers et de moraliser l’économie. Il ne faut donc pas s’attendre à de profonds changements, pourtant urgents.

En Egypte, le PLJ se contente de reprendre le discours de la confrérie : volonté d’abolir la finance fondée sur la spéculation, les intérêts, la corruption; volonté de voir émerger un système islamique qui repose sur l’économie réelle et mettrait fin aux inégalités croissantes.

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Les islamistes ne remettent pas en cause le libéralisme

Au Maroc, en Tunisie et en Egypte, les vainqueurs des dernières élections ont un double leitmotiv : moraliser l’économie et ne pas effrayer les investisseurs

Le parti prévoit la création d’institutions liées au Zakat (aumône musulmane), séparées des institutions récoltant et distribuant l’impôt. « Car l’impôt profite aux riches et aux pauvres simultanément, alors que seuls les pauvres bénéficient de la Zakat. Il faut essayer d’amener l’institution du Zakat à devenir un outil de développement », déclarait ainsi l’expert économique du PLJ, Abdel Hafez Saoui, le 7 décembre, à la télévision égyptienne. « Un programme pas très clair » aux yeux de l’économiste égyptien Mahmoud Abdel-Fadil.

De son côté, le parti salafiste Al-Nour présente des projets pas toujours lisibles. Par exemple, il prône d’une part l’application de la charia et l’adoption plus large des banques islamiques, et de l’autre « une augmentation des recettes touristiques », souligne Samir Aïta, président du Cercle des économistes arabes.

Les plus clairs sur leur programme semblent être les islamistes tunisiens. Dès le départ, leur souci a été de rassurer les investisseurs. La victoire d’Ennahda a d’ailleurs été bien accueillie par les milieux d’affaires. « Nous sommes pour une économie libérale, qui favorise l’initiative privée. Le rôle de l’Etat doit être celui d’un régulateur. A lui de définir les stratégies, d’être une sorte de juge économique », déclare Ridha Saïdi, coordinateur du programme économique et social du parti Ennahda.

Le parti n’a donc pas l’intention de pratiquer de rupture en matière économique par rapport à l’ère Ben Ali, mais il a le souci de voir émerger, « entre le public et le privé, un troisième secteur : l’économie solidaire », comme l’explique Ridha Chkoundali, conseiller économique d’Ennahda. Ce professeur en sciences économiques à l’université de Carthage croit à un redressement rapide de la croissance (qui était de zéro en 2011) en Tunisie. « La corruption de l’époque Ben Ali nous a fait perdre 2 points de croissance chaque année. Si nous instaurons une bonne gouvernance, la Tunisie s’en sortira très bien », assure-t-il.

Besoin de financement

Comment les islamistes tunisiens vont-ils financer leurs projets ? C’est un peu l’inconnue. « Ils disent avoir besoin de 84 milliards d’euros. Il est question d’emprunt national et d’aides bilatérales, mais c’est un peu flou », estime un expert occidental à Tunis qui reste toutefois optimiste. Selon lui, la Tunisie va diversifier davantage ses partenaires commerciaux. La Turquie, notamment, ne cache pas son intérêt pour le pays du Jasmin. Pour cet expert, « tous les ingrédients sont là pour démontrer qu’un régime islamiste éclairé peut réussir, un peu sur le modèle turc, dont Ennahda se réclame ».

Au Maroc, le financement est également le maillon faible des islamistes. Le PJD a promis une revalorisation du salaire minimum et une hausse des pensions de retraite. Si la croissance du royaume est à 4,6 % du PIB cette année, donc bien meilleure qu’en Tunisie (0 %) et qu’en Egypte (1,2 %), les caisses de l’Etat marocain sont plutôt vides.

Aussi, le PJD « sera nécessairement conduit à plus de pragmatisme », prévoit Larabi Jaïdi. Pour ce professeur d’économie à l’université Mohammed-V de Rabat, le PJD va se contenter d’être « le chantre des valeurs morales, des grands principes », à l’unisson de la société marocaine. Comme en Tunisie, il n’y a pas eu d’émoi dans les milieux d’affaires marocains à l’annonce de la victoire des islamistes.

Le PJD fait partie depuis longtemps du paysage politique marocain, ne conteste pas la monarchie et va devoir s’allier, pour gouverner, à d’autres partis, à commencer par l’Istiqlal, le parti du premier ministre sortant.

Le marché mondial potentiel de la finance islamique est estimé à 5 000 milliards de dollars

Yannick Roudaut

Les résultats des scrutins au Maroc, en Tunisie ou en Egypte pourraient avoir un impact financier inattendu à moyen ou long terme : l’émergence d’un système bancaire privé conforme à la charia. « Nous voulons développer la finance islamique à côté des banques existantes », déclarait ainsi le 8 décembre au Financial Times Abdel Ghaffour, le dirigeant du parti salafiste égyptien Al-Nour, devenu la deuxième force politique du pays.

Née dans les années 1960 en Egypte, la finance islamique s’est développée sous l’impulsion des monarchies pétrolières du golfe Persique. Ses fondements reposent sur l’application de la charia aux métiers de la finance. Le premier principe est l’interdiction de pratiquer l’intérêt, « riba » en arabe. Quand un individu ou une entreprise souhaite acquérir un bien immobilier, il doit passer un contrat (« mourahaba ») avec sa banque. Cette dernière fait l’acquisition du bien et le revend ensuite au client, augmenté d’une commission de transaction. Le client peut ensuite rembourser la valeur du bien comme un emprunt occidental classique, mais il ne supporte aucun intérêt.

Cette politique du « zéro intérêt » est également appliquée aux produits financiers. L’acquéreur d’un « sukuk », une obligation islamique, voit sa rémunération indexée sur la performance de l’entreprise qui émet l’obligation, avec un plafond prédéfini. La rémunération du « sukuk » peut être nulle en cas de perte.

Le second principe repose sur l’interdiction de spéculer, car la charia bannit les paris. Le « gharar » (spéculation) et le « maysir » (hasard) sont interdits. Pas de produits dérivés à but spéculatif, pas d’opérations de « trading haute fréquence » (transactions réalisées par des robots à la nanoseconde) dans le monde islamique !

Autre règle découlant de la précédente, l’investissement doit uniquement se concentrer sur des actifs réels. L’investisseur ou la banque doit rechercher une plus-value sociale au projet financé. Cette plus-value sociale doit être considérée au même niveau que l’éventuelle plus-value financière. Cette approche offre des similitudes avec la finance éthique. Certains secteurs d’activité sont d’ailleurs exclus du champ d’investissement (« haram ») : le jeu, l’alcool, la pornographie, l’élevage de porcs…

Pas d’approche unique

Cinquième principe, la notion de partage des pertes et des profits : les « 3P ». Un fonds d’investissement ou une banque islamique accepte de partager les pertes et les profits d’un projet financé. Cette approche permet de promouvoir une relation de partenariat entre le prêteur et l’emprunteur. Elle favorise aussi les prises de participation directes au capital des entreprises et exclut les montages financiers destinés à protéger le prêteur en cas de défaillance.

Un conseil contrôle la conformité des opérations ou d’un produit financiers aux règles de vie musulmane. Chaque établissement ou pays est libre d’interpréter ces règles comme il l’entend. Il n’existe pas une approche unique de la finance islamique.

Cette approche de la finance conforme à la charia représente un marché de 1 000 milliards de dollars (751 milliards d’euros) dans le monde et compte environ 300 établissements financiers. Le développement des banques islamiques est soutenu : leur croissance est supérieure à 10 % par an et le marché mondial potentiel est estimé à 5 000 milliards de dollars.

Si les banques islamiques représentent 100 % de l’actif bancaire iranien, 61 % de l’actif en Arabie saoudite et 29 % des actifs de Malaisie, paradoxalement, cette finance alternative est quasi inexistante dans les pays d’Afrique du Nord.

Selon le dernier rapport de la Banque africaine du développement, publié en octobre 2011, seuls 4,9 % des actifs bancaires égyptiens seraient gérés conformément à la charia, 2,2 % le seraient en Tunisie et 1,1 % en Algérie. Le Maroc et la Libye ne comptent aucune banque locale respectant la charia. Outre le peu de soutien politique des précédents gouvernements, la finance islamique souffre d’une méconnaissance de ses mécanismes, voire d’une méfiance, au sein de la population de ces pays.

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Cela dit, le PJD entend moraliser l’économie et développer la finance islamique, jusque-là marginale au Maroc. « Notre priorité sera de recadrer l’économie marocaine pour qu’elle gagne en efficacité et en intégrité, déclare Mohamed Najib Boulif, député PJD de Tanger et expert en finances internationales. Nous voulons mettre fin aux dysfonctionnements actuels comme la concurrence déloyale, l’économie de rente, la spéculation, pour aboutir à un système de solidarité plus équilibré. »

Selon cet économiste, le Maroc doit corriger sans tarder ses déséquilibres sociaux et régionaux. Pour cela, le PJD n’hésitera pas si besoin à creuser davantage le déficit des finances publiques : « Nous disposons encore d’une bonne marge de manoeuvre. Nous n’avons pas, comme les pays européens, un déficit budgétaire de 8 %. Le nôtre est à 4 % ou 4,5 %. Quant à notre endettement, il est de 55 % du PIB. Pour ma part, je pense qu’un déficit plus grand, mais qui génère des investissements dans l’infrastructure productive et une amélioration du niveau de vie des citoyens, est acceptable », estime M. Najib Boulif.

Mais le PJD compte aussi sur l’apport de la finance islamique : « Il y a des réserves d’un montant de 120 milliards de dollars [89,6 milliards d’euros] qui n’attendent que des placements stables. C’est le moment opportun. Nous allons revoir notre législation de manière à permettre l’introduction de la finance islamique en bonne et due forme au Maroc », ajoute-t-il.

Pour l’instant, les financeurs étrangers sont dans l’expectative, après un fort recul des investissements directs étrangers sur les neuf premiers mois de 2011, en Tunisie et en Egypte. Depuis quinze ans, l’Europe est le premier partenaire de la Tunisie, de l’Egypte et du Maroc. L’arrivée des islamistes pourrait entraîner une recomposition des partenariats économiques dans la région. Ils ne devraient perdre ni les investissements européens ni ceux des pays émergents mais bénéficieraient, comme le souligne Emmanuel Noutary, délégué général du réseau de développement économique Anima, d’un retour de la manne des pays du Golfe, qui avaient réduit leurs investissements ces dernières années au profit de la Chine et de la Russie.

« Les islamistes n’ont jamais conçu de système économique alternatif »

Antoine Reverchon

Patrick Haenni, chercheur à la Fondation Religioscope, auteur de « L’Islam de marché »

Les Frères musulmans, le plus ancien et l’un des plus influents des partis islamistes du monde arabo-musulman, a-t-il un projet d’« économie islamique » ?

Non. Dans les années 1930, Hassan El Bannah, le fondateur des Frères, voulait que la mobilisation islamique soit présente dans toutes les sphères de la vie sociale, y compris l’économie. Mais si les Frères ont un rapport au politique construit sur l’idée d’un Etat islamique alternatif aux Etats existants, ils n’ont en revanche jamais conçu de système économique alternatif, sauf pour des niches comme la finance islamique, et ne sont donc pas en tension avec le système économique libéral moderne. Ils ont d’ailleurs toujours été méfiants à l’égard des communistes ou de toutes les autres formes de la gauche.

Le mouvement islamiste n’est-il pas pourtant présenté comme le porte-parole des « déshérités » ?

Une religion globale comme l’islam s’adresse à toute la communauté, l’« oumma », dans toutes ses composantes, patrons comme ouvriers. Les Frères se veulent des rassembleurs, des réconciliateurs entre les catégories, et n’acceptent donc pas l’idée du clivage social. Face à la pauvreté, la solution est la charité, pas l’égalité des droits; face à l’injustice, la solution est de soigner ses conséquences, pas de la faire disparaître.

Il y a bien eu quelques tentatives de forger la notion d’« entreprise islamique », ou de lancer des ponts idéologiques vers la gauche, comme avec le livre d’un « frère » syrien, Mustapha Siba’i, Socialisme de l’islam, paru en 1959, qui a longtemps été le seul ouvrage socio-économique des Frères au milieu d’un océan de réflexions théologiques. Mais il a été violemment critiqué en interne.

Par la suite, la répression exercée par Nasser [président de l’Egypte de 1956 à 1970] les a définitivement éloignés de la gauche et a, par ailleurs, contraint nombre d’entre eux à s’exiler vers les pays du Golfe, où certains sont devenus de riches entrepreneurs. Lorsqu’ils sont revenus, dans les années 1970, ils ont formé une bourgeoisie islamiste. Depuis une dizaine d’années, le discours religieux des Frères est infusé par des concepts et des catégories issus du libéralisme, comme l’individualisme, la réussite personnelle, qui ne sont pas jugés contradictoires avec l’islam. Ils sont hostiles au centralisme hiérarchisé des Etats, sont favorables à la décentralisation des pouvoirs, aux réseaux.

L’équation est-elle la même dans d’autres pays où des partis islamistes sont au pouvoir, ou dans les allées du pouvoir ?

En Turquie, l’AKP est clairement l’expression politique des petits entrepreneurs anatoliens contre la domination de la grande bourgeoisie d’affaires d’Istanbul et d’Ankara. Au Maroc, le Parti de la justice et du développement (PJD) représente plus la classe moyenne menacée par la crise que la bourgeoisie d’affaires, et il est très implanté dans les syndicats. Mais en Egypte, les Frères, tout comme les salafistes d’Al Nour, comptent dans leurs rangs des entrepreneurs richissimes, des ouvriers misérables, des commerçants, des employés…

Comment concilier, une fois au gouvernement, les intérêts de ces différentes catégories ?

Plus ils approchent du pouvoir, plus ils devront sortir du bois en arbitrant entre leurs généreux donateurs et la pression sociale, entre le libéralisme anti-étatique et la nécessité de réguler une économie en crise. C’est sur cela, et non sur les slogans en faveur de la morale, de la société et de l’Etat islamiste, qu’ils seront jugés. Et ils le savent bien.

Les mouvements et partis islamistes risquent fort de se polariser et de se diviser sur les questions économiques et sociales. Ce qu’il adviendra alors dépendra des alliances politiques qu’ils devront nouer, à droite ou à gauche. Lorsque le Hezbollah a décroché des ministères dans le gouvernement libanais, il a mené à bien la privatisation du marché de l’électricité sans état d’âme. Au Maroc, le PJD défend le salaire minimum, à la grande fureur du patronat. Mais c’est, après tout, une transition assez normale après cinquante ans passés dans l’opposition ou les prisons. Lorsque le pouvoir est à la portée de la main, la réflexion non théologique peut commencer.

Parcours

2009 Patrick Haenni, chargé de recherche à la Fondation Religioscope, institut de recherche indépendant installé à Fribourg (Suisse), publie Les Minarets de la discorde (Gollion).

2005 Analyste pour International Crisis Group (ICG), il publie L’Islam de marché (Seuil) et L’Ordre des caïds (Karthala).

2001 Chercheur au Centre d’études et de documentation économique juridique et sociale (Cedej) du Caire (Egypte).

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