Dilovasi, capitale turque de la pollution industrielle 27 mars 2012
Posted by Acturca in Economy / Economie, Turkey / Turquie.Tags: Dilovasi, industrie, Kocaeli, Onur Hamzaoglu, pollution, santé, Turkey / Turquie, zone industrielle
trackback
Le Monde (France) mardi 27 mars 2012, p. 13
Guillaume Perrier, Dilovasi (Turquie) Envoyé spécial
Pour avoir alerté sur les risques de cancers liés à la concentration d’usines, un universitaire encourt quatre ans de prison.
La petite ville de Dilovasi, 45 000 âmes, à la lisière orientale de l’agglomération d’Istanbul, traîne une sinistre réputation. La « capitale turque de la pollution industrielle » est un véritable cauchemar environnemental. Au moins 170 usines d’industries parmi les plus polluantes sont concentrées dans cette localité du bord de la mer de Marmara. Pour avoir dénoncé les risques sanitaires en résultant, un universitaire est menacé de quatre ans de prison.
Dilovasi est située sur l’axe autoroutier Istanbul-Ankara, dans la province la plus peuplée, au coeur du bassin industriel qui représente 40 % de l’activité économique de la Turquie. Les rues, défoncées par le passage des camions, se confondent avec les voies d’accès aux zones industrielles. Et les odeurs dégagées par les cheminées empoisonnent l’atmosphère. Des quartiers baignent dans des vapeurs de soufre ou de produits chimiques, d’autres dans les rejets âcres des aciéries. Un parfum entêtant se propage autour de l’usine Unilever, qui fournit lessives et détergents à toute la région.
« Les résidus qui se déposent sur la chaussée provoquent régulièrement des accidents », dit Ismail Kaya. Ce militant d’une cinquantaine d’années se souvient que, il y a encore quinze ans, il s’installait sur le pont de pierre ottoman et pêchait dans la rivière Dil, qui traverse le bourg. « Quand l’eau a changé de couleur, on a commencé à se poser des questions », dit-il. Aujourd’hui, le flot épais et marron qui coule sous l’arche de pierre n’a plus grand-chose à voir avec de l’eau.
A la tête d’une plate-forme citoyenne qui, fait unique dans le pays, rassemble tous les mouvements politiques, de l’extrême gauche aux islamistes, M. Kaya se souvient des vergers qui occupaient cet ancien bassin agricole. Aujourd’hui, ce sont surtout les maladies liées à la pollution que récoltent les habitants de Dilovasi. Ceux qui, faute de moyens, n’ont pas pu fuir cette zone sinistrée. « On a peur d’aller à l’hôpital, par crainte de découvrir une maladie », soupire Ercan Oguz, un électricien, dont le fils fréquente les hôpitaux depuis trois ans.
Les effets sur la santé de cette industrialisation débridée ont fait l’objet d’études scientifiques implacables depuis une dizaine d’années. A l’origine, le professeur Onur Hamzaoglu, qui dirige le département de santé publique de l’université de Kocaeli, s’est lancé quasiment seul dans cette bataille. « Je suis arrivé dans la région en 2001, pour décrypter les conséquences de ce laisser-faire, de ce culte de l’industrialisation », explique ce petit homme placide à l’épaisse moustache.
Ses premières investigations portaient sur les causes des décès enregistrés à Dilovasi entre 1995 et 2004. Le scientifique rendit visite aux familles, arpenta la ville. Et parvint à établir que le taux de cancers dans la population locale atteignait 32 %, contre 12,9 % au niveau national. « Les personnes qui ont vécu plus de dix ans à Dilovasi, indépendamment de leur âge ou de leur mode de vie, ont un risque de contracter un cancer 4,4 fois supérieur à la moyenne », concluait-il.
Publiée en 2005, cette étude a fait réagir les autorités turques. L’Assemblée nationale a même créé une commission d’enquête parlementaire. « J’ai été invité à Ankara pour présenter mes travaux. J’ai souligné que les effets de la pollution étaient généralisés à toute la région, en mettant en évidence les taux de cancers dans les communes alentour, tous supérieurs à la moyenne nationale. On m’a ri au nez », raconte le Pr Hamzaoglu.
Une autre étude, en 2008, a confirmé les premiers constats. Le médecin a adressé 29 propositions au ministère de la santé, en réclamant un moratoire sur l’installation de nouvelles usines à Dilovasi. Mais les implantations ont continué. En 2011, le coréen Posco a dévoilé un projet d’aciérie géante. Trois zones industrielles supplémentaires, dévolues au charbon et à l’industrie chimique, sont en cours d’installation. Et le gouvernement a lancé un projet de pont autoroutier qui enjambera la baie, à partir de Dilovasi.
Des quartiers baignent dans les vapeurs de soufre, d’autres dans les rejets des aciéries.
« Il n’y a aucune volonté politique », estime le Pr Hamzaoglu. Qui ne se démonte pas et, dans une nouvelle étude, analyse l’air, la poussière, le lait maternel et les excréments des nouveau-nés de Dilovasi. « On retrouve dans le lait maternel et les premiers excréments des bébés les métaux lourds les plus nocifs », rapporte-t-il. Les résultats qu’il a publiés, en octobre 2011, dans une revue médicale sont alarmants.
« Les pressions et le harcèlement ont commencé », souffle le professeur. La mairie de Dilovasi a porté plainte contre lui pour avoir « provoqué la panique », et le maire de la grande ville voisine de Kocaeli l’a traité de « charlatan ». Sa propre université a lancé une procédure disciplinaire. Un comité de soutien académique s’est constitué. « C’est l’avenir de la recherche scientifique qui est en jeu », estime Cem Terzi, un chirurgien d’Izmir. Une fois son honneur de médecin retrouvé, le professeur Hamzaoglu entend bien poursuivre son combat.
Commentaires»
No comments yet — be the first.