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Turquie, la Sublime Porte de l’énergie 21 février 2007

Posted by Acturca in Caucasus / Caucase, Central Asia / Asie Centrale, Energy / Energie, Russia / Russie, Turkey / Turquie.
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La Tribune (France)

mercredi 21 février 2007, p. TR28

L’inauguration, l’an dernier, de l’oléoduc acheminant l’or noir de la Caspienne en Méditerranée, a fait de la Turquie la clé du corridor énergétique européen. Elle intervient alors queles négociations sur son adhésion à l’Union européenne sont au plus mal. Pour réduire sa dépendance envers la Russie, le Vieux Continent devra pourtant composer avec Ankara.

U milieu de la baie silencieuse, la silhouette du Novoship-Clipper se détache de la jetée sans fin, dans la lumière rasante du soleil couchant. Quittant la masse sombre des montagnes du golfe de Ceyhan, le tanker qui met le cap sur Gênes – ses 600.000 barils de brut sont attendus dans trois jours – symbolise à lui seul l’espoir de la Turquie de se poser, enfin, en véritable corridor énergétique. Depuis juillet dernier, le pétrole de la Caspienne contourne en effet le territoire russe pour se jeter directement dans la Méditerranée via l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC). Voulu par les États-Unis, construit par un consortium emmené par BP, ce  » fleuve  » souterrain d’or noir long de 1.730 kilomètres, et à même de débiter 1 million de barils/jour, est aujourd’hui crucial aux yeux d’une Europe soucieuse de diversifier ses approvisionnements en hydrocarbures.

Jusque-là, l’or noir d’Azerbaïdjan était aspiré vers les ports russes et géorgiens de la mer Noire par deux tuyaux – dont un traversant la Tchétchénie – pour être chargé sur des tankers.  » Le débit maximal du BTC devrait être atteint l’été prochain, estime un responsable de Botas, la structure publique gérant les pipelines turcs. Pour l’instant Bakou n’y injecte pas plus d’un demi-million de barils quotidien.  » En cinq mois, une cinquantaine de tankers sont venus se connecter à Ceyhan. Et ses jetées sont désormais à même de remplir en un jour et demi deux tankers géants. De quoi soulager un détroit du Bosphore surchargé qui, 800 kilomètres plus au nord, voit transiter 2 millions de barils de brut chaque jour.

Goulet d’etranglément

Inquiètes du passage de ces réservoirs flottants en plein centre d’Istanbul, les autorités en limitent le trafic à huit par jour, faisant de la Sublime Porte l’un des principaux goulets d’étranglement de la scène pétrolière. Aussi, dans la métropole turque, les responsables pétroliers ne voient pas le rôle de Ceyhan s’arrêter là.  » Nous allons en faire le plus important centre pétrolier de la Méditerranée, avec des activités allant des chantiers navals à la pétrochimie en passant par la liquéfaction du gaz naturel « , s’exclame Jan Nahum, PDG du groupe pétrolier Petrol Ofisi. Des propos qui font écho à la volonté d’Ankara d’utiliser comme levier sa position géographique unique dans les difficiles négociations avec Bruxelles pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne : les pays frontaliers abritent en effet le tiers des réserves pétrolières et la moitié du gaz mondial… La Turquie  » permettrait à l’Europe de renforcer son rôle stratégique « , plaidait ainsi Selahattin Hakman, responsable des activités énergétiques du conglomérat Sabanci, juste avant le gel partiel des négociations avec l’Union.

Car les projets abondent. BP veut ainsi distribuer la production de ses plates-formes offshore de Azeri-Chirag-Gunashli via un nouvel oléoduc, tandis qu’une extension à l’étude, posée sur le fond de la Caspienne, raccorderait le pétrole kazakh (lire ci-contre). Même si, de l’aveu des responsables de Botas,  » le débit du BTC peut être accru à 1,3 million de barils/jour « , les tuyaux flambant neufs risquent d’être rapidement engorgés. La solution ? Une autre ligne qui, via la Russie et le fond de la mer Noire, rejoindrait elle aussi Ceyhan. La construction du dernier tronçon – une traversée longitudinale de la Turquie intégrant un tuyau gazier et coûtant 2 milliards de dollars – débute l’an prochain. D’ici à quatre ans, ce seront  » 190 millions de tonnes annuelles [3,8 millions de barils par jour] qui convergeront vers Ceyhan, davantage que ce qui arrive à Rotterdam « , esquisse Ahmet Ergul, directeur général de BIL, structure exploitant le terminal. La réactivation de la liaison avec les champs pétroliers irakiens de Kirkuk (lire encadré) permettrait au final de voir de 6 % à 7 % du pétrole mondial transiter par la Turquie d’ici à 2012. Mais que l’on ne s’y trompe pas : ces projets devront surtout étancher les besoins d’un pays en pleine croissance. D’ores et déjà, un oléoduc branché sur les réservoirs de Ceyhan alimente ainsi l’immense raffinerie de Tupras, qui fournit les deux tiers des produits raffinés consommés localement. Et celle que Petrol Ofisi prévoit de construire à Ceyhan – un projet de plus de 2 milliards de dollars – alimentera en premier lieu ses stations-service.

Pour Sabahat Poshor, vice-présidente du géant du BTP Dogus Insaat,  » cette image de la Turquie devenant un pont énergétique se forme à travers le prisme des inquiétudes de l’Europe sur ses approvisionnements en gaz. À l’UE d’en faire une réalité.  » En matière de gaz, le corridor turc reste encore à activer… et à financer.  » Si les États-Unis ont imaginé ce rôle pétrolier, c’est à présent à l’Europe de prendre le relais, et son extension vers le Turkménistan ou le Kazakhstan ne se fera qu’avec son soutien « , martèle Erkut Yücao& #287;Lu, ancien responsable du Tüsiad, le Medef local. Seule la Turquie,  » ne serait-ce qu’en raison de [sa] proximité culturelle avec l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan « , peut  » concrétiser le projet d’un consortium européen voulant accéder au gaz d’Asie centrale « , soutient ce dernier.

Réforme du marché local

Pour l’instant, les gazoducs ne servent qu’à approvisionner une consommation nationale ayant augmenté de près de 20 % chacune des vingt dernières années. L’investissement dans les infrastructures de transit gazier ne pourra aller de pair qu’avec une réforme du marché local – qui devra attendre les élections de fin 2007. Comme le rappelle Tu& #287;Rul Erkin, responsable de Bosphorus Gaz, filiale à 40 % de Gazprom,  » si les compagnies de distribution ne sont encore autorisées ni à importer ni à transporter – monopole réservé à Botas – nous nous tenons prêts à intervenir dans la réexportation vers le réseau Nabucco « . Nabucco… Imaginé en 2003, ce projet pharaonique – sa construction coûtera jusqu’à 4,4 milliards d’euros – vise, à terme, à tirer une ligne gazière jusqu’en Autriche. Et dès la fin de l’année, le canal gazier turc laissera sourdre un filet de 0,75 milliard de mètres cubes par an de gaz azéri vers la Grèce. Débit appelé à décupler lors de la connexion de l’Italie. En amont du couloir, un  » BTC gazier  » doublant l’oléoduc de même nom, achevé à la fin de l’année, canalisera, à partir de l’été prochain, le gaz des champs offshores de Shah Deniz, au large de Bakou.

Le véritable objectif reste cependant les immenses réserves du Kazakhstan et du Turkménistan, clef de la diversification européenne.  » Encore faut-il que de nouveaux accords d’approvisionnement soient négociés… « , pointe Tu& #287;Rul Erkin. Le débit maximal de 30 milliards de mètres cubes imaginé pour ce tube devra également absorber le flux des connexions venant d’Iran, d’Irak… Au total,  » de 4 à 10 milliards de mètres cubes annuels, dont de 2 à 6 milliards repartiront vers l’Europe  » ou la Jordanie, porte des gazoducs du Golfe.

Déborder la Russie

Autant de projets destinés à déborder la Russie par son flanc méridional, qui place Ankara en position délicate : près des deux tiers de son gaz restent fournis par son puissant voisin du nord.  » Nous voulons éviter de rallumer les tensions nourries par le projet du BTC « , admet Erkut Yücao& #287;Lu. Ulcérée (lire ci-dessous), Moscou ne peut pour autant ignorer le corridor turc, ne serait-ce qu’en raison du Bosphore, où passe déjà le quart de sa production pétrolière. Sans compter que pour le gaz, sa priorité reste d’échapper au transit par l’Ukraine, à l’origine de la crise de l’hiver dernier. Une enveloppe de 3 milliards de dollars est ainsi dédiée à l’agrandissement du Blue Stream, le gazoduc, vieux de vingt ans, traversant la mer Noire. Le géant russe Gazprom souhaite y insuffler 32 milliards de mètres cubes annuels, la moitié destinée à l’Europe. Une partie de ce gaz pourra traverser le pays pour descendre vers les futures installations de liquéfaction du terminal de Ceyhan. Un terminal dont les guérites d’entrée, à quelques dizaines de kilomètres de la Syrie, évoquent aujourd’hui un camp militaire oublié. Les hommes patrouillant, fusil d’assaut en bandoulière, ses collines de lande jaunie, rappellent pourtant que Ceyhan devient l’un des centres névralgiques de l’approvisionnement énergétique européen.

Quand le pétrole de Saddam passait par Ceyhan

Bien avant que l’on ne parle de corridor énergétique turc, le terminal de Ceyhan servait de débouché au pétrole de Saddam Hussein. Dès 1976, un oléoduc est ainsi tiré entre le nord de l’Irak et la côte turque. La route connaît un succès tel que celle-ci est doublée en 1987, permettant de sortir 1,4 million de barils chaque jour par le nord du pays. Mais le robinet est brutalement fermé le 7 août 1990 avec la première guerre du Golfe, avant de redémarrer de façon limitée fin 1996 avec le programme  » Pétrole contre nourriture « . En 2003, les tuyaux sont rouverts en juin, trois mois après l’irruption des troupes américaines dans Bagdad. Depuis, leurs débits restent rythmés par les sabotages des insurgés combattant les troupes US.  » Ces deux dernières années, le pipeline a dû fonctionner à peine un mois en cumulé « , témoigne un technicien de Ceyhan. Les deux oléoducs auraient subi des dommages évalués à 11 milliards de dollars. Et leur quasi-fermeture ces deux dernières années aurait coûté à l’Irak 8,7 milliards de dollars de manque à gagner pétrolier. Sans compter les pénalités prévues par son accord avec la Turquie en cas de dysfonctionnement.  » L’Irak nous doit 1,7 milliard de dollars depuis le début de la guerre « , souffle un responsable de Botas.

Les trésors de la Caspienne

La Tribune (France), mercredi 21 février 2007, p. TR29

Désenclaver le trésor énergétique de la Caspienne : c’est l’objectif numéro un des Big Oil Companies , sachant que la région recèle plus de 3 % des réserves prouvées de pétrole et de gaz. L’Europe rêve d’attirer à elle une bonne part des 4 % à 5 % des exportations mondiales d’hydrocarbures que les anciennes républiques soviétiques de la région représenteront en 2015. Et le Kazakhstan et le Turkménistan, qui souhaitent réduire leur dépendance envers Moscou, comptent bien profiter de cette manne.

Voilà pourquoi Bruxelles étudie aujourd’hui les projets d’oléoducs les plus improbables. En visite fin 2006 au Kazakhstan, Andris Piebalgs, commissaire européen à l’Énergie, a jugé  » sérieux  » le projet d’un gazoduc transcaspien. Quand bien même le statut légal de la Caspienne est loin d’être réglé.  » À court terme, ce gazoduc n’a aucun sens, la Russie et l’Iran s’y opposeront, explique un diplomate européen, mais les rapports de force peuvent évoluer et le rendre politiquement possible.  »

Le Kazakhstan, qui devrait exporter 2,6 millions de barils de brut par jour en 2015, veut sa troisième route. Après la russe puis la chinoise, inaugurée fin 2005.  » Une route « Sud »devient urgente pour écouler notre production et accéder aux marchés mondiaux « , note Philippe Rochoux, directeur local de Total.

Une flotte de tankers

Le groupe français, qui détient 18,52 % des parts du consortium exploitant Kashagan – le plus grand gisement découvert depuis trente ans -, s’est vu confier l’étude du projet Kazakhstan Caspian Transportation System (KCTS) où des tankers transporteraient le brut de l’autre côté de la Caspienne, à défaut d’oléoduc. Ce projet exigerait un investissement de 3 milliards d’euros pour poser un tube d’Atyrau jusqu’au futur terminal de Kuryk. Le 24 janvier dernier, un mémorandum en ce sens a été signé entre KazMunaiGaz, la société nationale pétrolière kazakhe, et les consortiums des gisements de Kashagan et Tengiz. Mais les américains Chevron et ExxonMobil, qui exploitent Tengiz, buttent sur le refus de Moscou de doubler la capacité du tube acheminant leur brut vers le port russe de Novorossiisk, sur la mer Noire.

La Géorgie, maillon faible

La Tribune (France), mercredi 21 février 2007, p. TR29

Dès que la disparition de l’URSS eut fait sauter le verrou de la Caspienne, Washington s’est attaché à ouvrir un corridor énergétique entre l’Iran, au sud, et la Russie au nord, afin d’accéder à ses immenses gisements. L’offensive diplomatique a porté sur deux ex-républiques soviétiques entretenant avec Moscou des rapports difficiles. L’Azerbaïdjan a tout de suite profité de l’ouverture pour se rapprocher de la Turquie – et donc des États-Unis – pour exporter son pétrole sans passer par le grand frère russe. Dépourvue d’hydrocarbures mais incontournable, la Géorgie a fait de même.

Embargo total de la Russie

En réaction, Moscou concentre aujourd’hui toutes ses attaques sur ce maillon faible du corridor. Tbilissi fait depuis deux mois l’objet d’un embargo total de la Russie. En outre, Moscou encourage deux régions sécessionnistes, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, à rejoindre la Russie. Histoire de favoriser un climat de quasi-guerre civile sur le territoire géorgien, peu propice à la stabilité des livraisons d’énergie. Résolument pro-occidental et désireux de faire entrer son pays dans l’Otan, le président géorgien Mikheïl Saakachvili estime ainsi que le Kremlin cherche à déstabiliser son régime pour installer un dirigeant prorusse. Moscou courtise également Bakou afin d’envenimer les rapports entre l’Azerbaïdjan et Tbilissi. Vladimir Poutine s’est récemment rendu en Azerbaïdjan pour faire miroiter à son homologue azéri d’importants investissements russes en échange de la création d’un front commun des pays de la CEI contre la Géorgie.

Sans grand succès, puisque l’Azerbaïdjan tente de se passer du gaz russe grâce à l’entrée en exploitation de ses propres gisements, qui vont également alimenter la Géorgie. Mais Moscou, encouragé par sa propre puissance énergétique, n’a pas dit son dernier mot et la Géorgie peut s’attendre à des jours difficiles.

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