La révolution rampante des terres d’islam 19 janvier 2011
Posted by Acturca in Middle East / Moyen Orient, Religion, Turkey / Turquie.Tags: Bernard Guetta, démocratie, Islam, islamistes, Maghreb, musulmans-démocrates, Tunisie, Turkey / Turquie, Zine el-Abidine Ben Ali
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Libération (France), 19 janvier 2011, p. 21
Bernard Guetta
Il n’y a pas que la Tunisie. Si tout le monde arabe s’interroge sur les conséquences du renversement de Zine el-Abidine Ben Ali, si dirigeants et dirigés y supputent les possibilités d’une contagion démocratique à l’ensemble de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient, ce n’est pas seulement parce que la force de ce soulèvement populaire frappe les imaginations.
C’est aussi, avant tout, parce que tous les régimes du Maghreb et du Machrek sont confrontés à une contestation montante dont la révolte tunisienne n’est que la partie émergée. Il y a, bien sûr, des exceptions à cette situation. Entre Europe et Proche-Orient, la Turquie offre, au contraire, l’exemple d’une démocratie dont l’économie est en plein boom et dont les islamistes se sont transformés en « musulmans-démocrates » pour arriver au pouvoir et y gouverner avec succès sans remettre en question la laïcité kémaliste. Entre absolutisme et pluralisme, la monarchie marocaine a pour elle d’avoir été le principal artisan d’une décolonisation pacifique et d’avoir toujours su laisser une place, plus ou moins symbolique suivant les époques, à des partis d’opposition dont l’existence constitue une précieuse variable d’ajustement politique.
Il y a le Maroc et, surtout, la Turquie mais, en dehors de ces deux pays, Maghreb et Machrek ne sont que despotisme et instabilité. Théâtre permanent d’explosions de colère populaire, l’Algérie n’en peut plus de ses généraux qui la pillent et la ruinent à l’abri d’institutions de façade. Le colonel Kadhafi n’est qu’un Ubu vieillissant dont les frasques ont cessé d’amuser. Aux commandes de l’Egypte depuis trente ans, âgé, malade, Hosni Moubarak ne sait plus comment organiser sa succession face à l’emprise croissante des Frères musulmans et, surtout, à la fronde des classes moyennes et de la bourgeoisie éclairée qui ne voient plus d’autre avenir que dans un changement radical. Etats phares du monde arabe, l’Egypte et l’Algérie sont les maillons faibles du statu quo dictatorial dans lequel vit ce monde depuis ses indépendances mais il y a, aussi, les Etats incertains, créés par les partages coloniaux.
Toujours entre deux crises et convoité par la Syrie, le Liban ne retrouve pas d’équilibre interne depuis que la plèbe chiite y a pris le pas sur les bourgeoisies sunnite et chrétienne et qu’elle s’est assurée le soutien militaire et financier de l’Iran. L’Irak demeure divisé entre ses communautés chiite, sunnite et kurde et toutes les puissances voisines y jouent un jeu trouble – l’Iran chiite pour s’y projeter, l’Arabie Saoudite pour contenir l’Iran, la Turquie pour y éviter une sécession kurde qui menacerait sa propre unité. La fragile Jordanie est, de surcroît, l’otage du conflit israélopalestinien et les monarchies du Golfe, saoudite en tête, ont de plus en plus de mal à maintenir l’équilibre entre leurs intérêts patrimoniaux, l’intégrisme de leurs clergés et la pression modernisatrice de jeunes diplômés auxquels, comme l’ensemble du monde arabe, elles n’arrivent plus à fournir d’emplois. La théocratie iranienne enfin ne fait plus que se survivre par la force, maintenant que le trucage de la dernière élection présidentielle a fait basculer sa population dans une aspiration démocratique qui peut se faire réentendre à toute heure.
Chacun de ces pays a ses difficultés propres mais tous sont dans la même impasse. Tous souffrent de l’absence de vraies forces d’opposition, brisées par les partis uniques, régimes militaires et autres monarchies absolues. Tous connaissent un retard économique dont leurs dirigeants – voleurs, incapables ou les deux – sont directement responsables. Tous sont confrontés à une jeunesse nombreuse, éduquée et sacrifiée par cette stagnation, qui rejette avec la même force tous les pouvoirs en place. Tous, enfin, sont largement revenus des mythes de la révolution islamiste à cause des flots de sang musulman que les jihadistes ont fait couler en Irak et en Algérie, de l’échec d’Al-Qaeda et de la brutalité de la théocratie iranienne.
La page jihadiste se tourne trop lentement mais sûrement dans le monde arabe dont les yeux sont désormais toujours plus braqués sur la Turquie. Avec sa croissance, sa modernité, sa démocratie et la mutation de son parti islamiste en un parti de gouvernement, revendiquant une identité musulmane mais bon gestionnaire et respectueux des libertés, l’ancien Empire ottoman fait de plus en plus figure de modèle à suivre dans ses anciennes colonies, y compris et surtout pour leurs islamistes. L’éveil du Maghreb et du Machrek serait, à coup sûr, précipité par une réussite de la transition tunisienne, mais il est en marche, même si elle échouait.
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