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Orhan Pamuk, entre rêve et réalité 3 Mai 2012

Posted by Acturca in Art-Culture, Books / Livres, Istanbul, Turkey / Turquie.
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Le Figaro (France) no. 21073, jeudi 3 mai 2012
Le Figaro Littéraire, p. 8

Laure Marchand (à Istanbul)

Musée. Le Prix Nobel turc vient d’inaugurer à Istanbul un lieu dédié aux personnages de son dernier roman.

Un livre ne suffisait pas à la passion débordante de Kemal, le héros du Musée de l’innocence, le dernier roman d’Orhan Pamuk paru chez Gallimard en 2011. L’écrivain vient d’ouvrir un musée éponyme dans le quartier suranné de Cukurcuma, en plein coeur d’Istanbul. Calée entre un hammam populaire et des antiquaires, la maison à la façade rouge sombre, tel un coeur qui saigne, renferme les objets collectés par Kemal tout au long de sa vie afin de nourrir sa passion malheureuse pour Füsun, cousine éloignée à la beauté ravageuse mais, hélas, désargentée.

Le visiteur est accueilli dès l’entrée par une preuve d’un amour à la fois fétichiste et absolu : 4 213 mégots colorés de rouge à lèvres et dérobés par Kemal à sa belle. La collection réelle du personnage fictif est exposée dans 83 vitrines, une par chapitre du roman. Y sont présentés la boucle d’oreille en argent perdue par la jeune fille lors de sa première étreinte au cours d’une moite journée printanière, l’enseigne de la boutique de mode Sanzelize – Champs-Élysées en turc – où elle travaille, des tickets de la loterie nationale, un code de la route corné, des verres remplis d’alcool de raki… Cette accumulation d’objets n’a pas vocation à illustrer ligne après ligne le roman. « Le musée essaye de préserver les sentiments grâce aux objets, explique Orhan Pamuk. C’est une enquête sur les sentiments éprouvés à la lecture, à travers les objets décrits dans le roman. »

Jeu de miroirs

Le concept inédit du Prix Nobel de littérature est aussi un exercice de style particulièrement réussi, un jeu de miroirs et de mises en abyme sophistiqués. La bâtisse est également la maison où vécut Füsun et que Kemal racheta afin de la transformer en musée. Sous les toits, au dernier étage, un lit en fer à la couverture jaunie et une chaise matérialisent le récit de sa passion que le jeune homme livre à l’écrivain Orhan Pamuk afin qu’il en fasse un roman…

Le manuscrit a été écrit au stylo à plume dans d’épais cahiers Clairefontaine qui ont été accrochés au mur. Ce musée n’est pas que celui de l’intime. Comme le roman, il combine une balade à travers l’Istanbul des années 1970 et dans le mode de vie de la grande bourgeoisie turque. Des vieilles affiches nous plongent dans l’âge d’or du cinéma populaire turc. Le slogan publicitaire des bouteilles Meltem, marque fictive du premier soda aux fruits produit localement, reflète l’idéologie des classes aisées de l’époque : « Vous êtes laïques en toute chose. »

Le Musée de l’innocence rejoint la liste des incontournables à visiter à Istanbul. Pourtant, Orhan Pamuk a bien failli y renoncer « à cause des pressions politiques ». Menacé de mort à partir de 2005 par des ultranationalistes turcs, il dut même quitter le pays. Mais « c’est comme si un djinn était entré dans mon esprit et m’avait forcé à le faire ».

 

« J’ai conçu ce musée en même temps que mon roman »

Propos recueillis par Laure Marchand

L’idée-force de Pamuk : prendre au sérieux ses idées excentriques.

Le Figaro Littéraire. – Comment est née l’idée de ce musée ?

Orhan Pamuk. Le musée a été conçu en même temps que le roman, même si j’ai commencé à collectionner des objets avant l’écriture. Les deux sont étroitement liés. Lorsque j’ai acheté la maison en 1998, j’ai compris que je prenais au sérieux mes idées excentriques.

Comme votre héros Kemal, avez-vous visité 1 743 musées pour concevoir le vôtre ?

Non, pas autant mais beaucoup tout de même. Lorsque, dans les années 1990, j’ai commencé à être connu et à être invité à l’étranger, j’en ai profité pour arpenter les rues sombres des grandes et petites villes européennes, visitant leurs musées. J’aime ceux qui sont petits, ils procurent un sens du temps différent à l’intérieur d’une ville moderne. À Paris, celui de Gustave Moreau m’a influencé. Pas tant les peintures que l’atmosphère. Gustave Moreau a passé les dernières années de sa vie avec l’idée de convertir sa maison en musée. Mon personnage aussi.

Sur votre bureau, il y a un Post-It sur lequel est écrit : « Avant d’écrire, pense aux objets ! »…

Des écrivains comme Proust ou Tolstoï sont visuels. Je le suis également. Les objets nous apportent le passé oublié. On sait cela depuis Proust. Dans le musée, j’ai mis beaucoup de tickets, de cinéma, de bus… Imaginons quelqu’un qui a oublié dans la poche de sa veste un ticket de cinéma et qu’il le retrouve dix ans plus tard. Il ne se souvenait même plus du film. En touchant le ticket, plus que les détails du film, lui reviennent les émotions ressenties en le voyant.

« Il ne suffit pas d’avoir les poches remplies pour se débarrasser de la mélancolie »

C’est pareil avec un roman. Six mois après avoir lu les 600 pages du Musée de l’innocence, on ne se souvient pas des détails, mais la colère, la jalousie, l’amour pour les personnages restent en nous. Je crois au pouvoir de suggestion des mots et du monde des objets. Avec le musée, j’ai voulu créer une atmosphère semblable à celle du livre.

N’était-ce pas non plus une excuse pour constituer une collection ?

Je ne suis pas un collectionneur. Clarifions la démarche de Kemal et de sa théorie de l’attachement aux objets, que je partage. Ce désir est propre à tous les coeurs humains. Chez lui, elle est liée à un traumatisme, à un amour malheureux. Un attachement se transforme en collection lorsque tous ces objets sont reliés par une histoire commune. Si vous n’avez pas cette logique de rassembler les objets dans un musée, ils peuvent devenir vraiment embarrassants. C’est ce qu’il arrive à Kemal : tout le monde finit par se moquer de lui. Il convertit donc les objets représentant Füsün et son amour en musée, avec arrogance. C’est une façon de légitimer sa collection.

Le Musée de l’innocence dissèque les moeurs de la grande bourgeoisie d’Istanbul. Vous travaillez désormais à une saga sur son petit peuple.

C’est la première fois que j’écris sur les opprimés. À travers la vie d’un vendeur de rue de yaourt, je chronique l’histoire de l’immigration d’Anatolie vers Istanbul, des années 1960 à nos jours. Dire qu’Istanbul comptait un million d’habitants à ma naissance et 13 millions aujourd’hui est un lieu commun mais c’est la réalité. La majorité de la population est arrivée il y a trente ans, a quitté son village sans manteau.

Les déplacements des marchands ambulants permettent de visualiser la transformation urbaine d’Istanbul…

J’y vis depuis soixante ans. La ville a davantage changé ces dix dernières années que les cinquante premières de ma vie. Le changement est tel qu’il est difficile à rattraper. La nuit, avec mon garde du corps derrière moi, je pars à la découverte de ces quartiers éloignés, j’essaye de le saisir. L’immense changement économique a davantage modifié le mode de vie des Turcs que l’islam.

Finalement, ce prochain roman confirme qu’Istanbul est le personnage central de votre oeuvre. Le comité du prix Nobel de littérature a dit que vous étiez « à la recherche de l’âme mélancolique » de votre ville.

Jadis la ville semblait désolée. Elle était pauvre, en noir et blanc, vide aussi après l’expulsion des Grecs. Les glorieux bâtiments ottomans et les maisons en bois de mon enfance étaient en ruines. Ces ruines étaient mélancoliques. Mon Istanbul des années 1950, 1960, 1970 en est empreint.

Sentez-vous encore cette mélancolie ?

Mon état d’esprit s’est également modifié. Ce qui m’intéresse à présent est d’explorer les changements, ces tours sorties de terre comme des champignons qui impliquent une nouvelle façon de vivre. En même temps, leurs habitants sont les enfants des vendeurs de rue des années 1960. Ils en portent encore la culture. Cela dit, il ne suffit pas d’avoir les poches remplies pour se débarrasser de la mélancolie. Mais, oui, on est moins mélancolique lorsque l’on a davantage confiance en soi. Aujourd’hui, les citoyens de Turquie ont beaucoup plus confiance en l’avenir, leurs revenus augmentent…

Votre diagnostic sur l’évolution politique de la Turquie est-il aussi optimiste ?

Chez certains politiciens, ce sentiment se traduit par de la vanité. La réussite de la Turquie serait meilleure s’ils se concentraient sur les réformes à faire, modestement. Mais je suis heureux de la fin de l’ingérence de l’armée dans la vie politique, de la disparition de toutes ces personnes responsables de saletés dans le passé. J’en ai été une des victimes. À cause d’elles, j’ai été contraint à un exil politique (aux États-Unis à partir de 2007, NDLR).

En 2005, vous avez été traîné devant les tribunaux pour avoir parlé du tabou sur le génocide arménien et du problème kurde, vous avez été menacé de mort…

Aujourd’hui, je n’ai plus qu’un garde du corps. J’en avais quatre il y a quatre ans.

Mais une partie des Turcs n’est-elle pas ingrate envers vous, alors que vous vous employez à défendre la Turquie à l’étranger, à briser les clichés dont elle pâtit ?

Disons qu’il reste encore en Turquie beaucoup de semi-fascistes qui soutiennent les coups d’État et mènent d’horribles campagnes à mon encontre. Ils ont toujours une influence médiatique. Malheureusement, dans les milieux conservateurs, beaucoup de gens, qui ne lisent pas de livre, les croient.

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